La crise des ingénieurs IT
Comment en est-on arrivés là ? Je tombe des nues à près d’un entretien sur deux. Le diplôme d’ingénieur IT du privé, ou son équivalent Bac+5, théoriquement le plus élevé hors thèse dans notre domaine, arrive trop souvent à peine à la cheville d’un bac+3 d’il y a 25 ou 30 ans. Méthodologie hasardeuse, hyper-spécialisation où l’on sépare encore trop le développement de l’infrastructure, absence d’approche systémique, manque cruel de connaissances scientifiques qui restent pourtant les outils de référence pour résoudre les problèmes complexes, et surtout, de façon assez générale chez les apprenants, un fréquent manque de passion. Les métiers du numérique devraient attirer par l’extension du champ des possibles, surtout grâce aux thèmes à la mode que sont la cybersécurité ou l’IA par exemple. Mais la vision du métier reste trop souvent floue, et la passion absente.
A qui la faute ? On peut sans doute couper la poire en deux. Les étudiants, tout d’abord, choisissent souvent cette filière par certitude des débouchés, que l’on dit être garantis et fructueux. On ira donc vers les licences, masters ou mastères, dont la définition reste par ailleurs opaque pour bien des recruteurs. Dans le doute, l’employeur exigera un bac+5 pour presque n’importe quel poste. Mais pour l’apprenant, les convictions sont instables. Non, étudier les réseaux, ce n’est pas seulement configurer des routeurs. La théorie, vaste et complexe (modèle OSI, connaissance des RFC, procédés de chiffrement, etc…), est absolument nécessaire pour être opérationnel.
Developpez.com mettait déjà en exergue en 2020 le rapport entre inadéquation au marché et baisse générale du niveau en math et en sciences. Et force est de constater que le niveau s’est encore dégradé depuis.
Pour avoir moi-même fait l’expérience récente du poste d’enseignant, il est surprenant, même pour des élèves en provenance de filières générales, de constater l’absence de maitrise de concepts mathématiques élémentaires tels que les suites arithmétiques ou les matrices, indispensables en programmation. Plus d’un élève sur deux ne sait pas calculer le nombre d’appareils dans un sous-réseau à l’issue d’un bac+2, alors que l’on ne parle que de puissances de deux. Pourtant, les programmes officiels sont riches et cohérents. Mais ils sont trop rarement appliqués.
L’envahissement des écrans tueurs de créativité et, de ce fait, des vidéos « pédagogiques » ultra-simplifiées, a sans doute aussi une part de responsabilité. On apprend en copiant des manipulations sans les comprendre. Demander à un élève de lire un livre apparait souvent comme une torture. Or les périodes de cours théoriques ne peuvent constituer qu’un rail, un guide à partir duquel l’étudiant doit approfondir ses connaissances sur son temps personnel. C’est trop rarement le cas. D’autant que les technologies d’aujourd’hui ne sont pas celles de demain. L’école doit apprendre à apprendre, et donc à se réadapter en permanence, sur une période d’activité qui sera inévitablement de plus en plus longue.
Bien sûr, la crise sanitaire et ses confinements forcés ont eu une influence. La diminution de l’encadrement par les profs, trop éloignés, et la soudaineté de la situation a sans conteste dégradé les apprentissages. Et le retour à la normale ne s’est pas opéré comme prévu.
Trouver les enseignants est un autre problème. La multiplication des écoles privées, proposant des formations en alternance financées par les entreprises, a engendré un modèle économique pervers. Ces établissements n’acceptent souvent que les étudiants ayant trouvé une entreprise d’accueil, qui elle aussi bénéficiera de financements publics. Mais ces entreprises ne peuvent compter que sur ces carottes ; elles doivent dimensionner des postes clairs, prévoir le personnel d’encadrement, former les étudiants à leurs méthodes et techniques, et ce pour des résultats incertains, puisque les apprenants peuvent partir à l’issue de leur alternance.
Dans ce contexte donc, il faut trouver des enseignants qualifiés, et là tout se complique. Peu de disponibilités du coté de l’éducation nationale, il faut donc aller chercher des professionnels, qui devront sacrifier du temps pour des journées payées en-dessous des prix du marché, et qui n’ont pas nécessairement une connaissance ou une expérience de l’enseignement et de la pédagogie, surtout pour de jeunes adultes, et qui souvent ne respectent pas les programmes officiels. Cette fois, ce sont les élèves qui se plaignent.
Toutefois, j’ai aussi pu assister à un impressionnant turn-over d’enseignants dans certains cursus de Bac+2, dont les profs sortent démotivés après quelques mois à donner des cours à des élèves scotchés sur leurs smartphones (pour regarder des matchs de foot pendant les cours, si, si !). Ah oui, parce que pour pouvoir enseigner à ce stade, il faut se montrer aussi captivant que des vidéos d’animaux publiées sur FaceBook, sinon l’attention baisse très rapidement.
Il est également choquant, au moins jusqu’au niveau Bac+2, de constater la quasi-absence de travail à la maison et le manque d’habitude de prise de notes. Et même au-delà, le déficit de culture générale se fait sentir. Même l’écriture du français pêche en qualité ; pourtant, comment écrire un cahier des charges ou un document de spécifications techniques compréhensible sans une capacité minimale de rédaction ?
S’ajoute à cela le fait que le temps en entreprise dévalue nécessairement le temps de l’apprentissage théorique. Ainsi, comment comparer le niveau de connaissances d’une année ne contenant qu’une semaine de cours par mois avec celui d’une année à 100% en enseignement scolaire ? On va jusqu’à trouver des « Bac+3/+4 » (faites votre choix), ou des « Bac+2 faisables en 1 an en alternance ». Quelle peut être la crédibilité de ce type de cursus ? Et quelles passerelles pour aller plus loin ?
Le métier d’ingénieur est aussi une question d’attitude : on prend des décisions et des responsabilités. On ne peut pas échouer quand on construit un pont ou un avion, il doit en être de même pour le développement d’une application ou la sécurité d’un réseau informatique. Cela demande une discipline de l’esprit. Là encore, force est de constater une faiblesse dans les exigences personnelles de façon générale, voire une exagération des compétences attendues de la part du prétendant à l’embauche, l’un des comportements à risque plutôt tendance. Et sans hauteur de vue ni capacité d’abstraction, nulle place à l’innovation, on ne formera que des exécutants.
Certes, toutes les écoles ne sont pas logées à la même enseigne, et l’on trouve toujours des diplômés brillants et motivés ; Centrales, X ou Mines gardent un niveau de sélection élevé mais ne sont pas représentatives du nombre de jeunes ingénieurs dans l’IT. L’Université publique garde également un très bon niveau théorique. Mais on peut douter de l’homogénéité de la qualité des écoles privées, très fortement représentées dans l’informatique, auxquelles se rajoutent les formations 100% en ligne « diplômantes », qui proposent des titres inscrits Répertoire national des certifications professionnelles (RNCP) (voir l’article du Monde à ce sujet).
La faiblesse du niveau pourra éventuellement être rattrapée plus tard, dans le cadre professionnel, mais en l’absence de bases théoriques solides, leur évolution professionnelle s’en trouvera nécessairement affectée. Et là encore, les professionnels en fonction ne sont pas des professeurs.
Pour autant, le besoin d’ingénieurs reste en croissance, comme l’atteste le Monde sur ce premier semestre. Et le journal l’Etudiant constatait déjà en 2022 que les filières d’ingénieurs peinaient à recruter : peu d’étudiants motivés par les maths, ou jeunes filles peu attirées par l’image trop masculine du métier de l’IT (elles ne sont que 13% dans notre secteur). Malgré tout, cet écart entre les besoins croissants des entreprises et la faible disponibilité des diplômés efficaces engendre un inéluctable nivellement par le bas.
Le Syntec Numérique le constate : on recrute beaucoup à l’étranger, notamment au Maghreb pour la France en raison de sa proximité géographique et linguistique, mais aussi de la qualité des formations dispensées dans le numérique. Néanmoins, l’intégration n’est pas toujours simple, et nos meilleurs ingénieurs locaux écoutent aussi les sirènes de l’étranger. L’équilibre est donc incertain.
Bref, il est temps de réagir. Notre nation est encore régulièrement présentée comme génératrice d’élites et d’innovateurs, et il est vrai que nombre de dirigeants IT dans la Silicon Valley sont français. Cela dit, les générations changent, et les besoins évoluent. Il s’agit aujourd’hui d’accompagner la transition numérique, énergétique et climatique, et il n’est pas impossible que les ingénieurs de demain soient déclassés dans nos contrées si l’on ne change pas rapidement de cap et de niveau d’exigence à l’école.
M. Saliou